DENG Qiwen

Reconstruire la « proximité », les notes de terrain visuelles de Yan Jiacheng

A Brief History of the Ordinary
Fotografiska Shanghai, No. 127 Guangfu Road, Jing'an District, Shanghai
9 mai 2025 - 22 juin 2025

Publié dans l'Œil de la photographie


        Du 9 mai au 22 juin 2025, le Fotografiska Shanghai présente A Brief History of the Ordinary, la première exposition personnelle de Yan Jiacheng. L'exposition réunit trois séries — Night in the Suburbs, Living in the Suburb et The Long Picture Series — à travers lesquelles l'artiste construit une archive visuelle du quotidien, révélant l'épopée silencieuse qui se joue dans les marges de l'urbanisation chinoise.

        Né à Lianyungang dans la province du Jiangsu, Yan Jiacheng vit aujourd'hui à Canton. UI designer et créateur d'images, il est reconnu comme un « l'observateur de l'humain » pour sa grande sensibilité aux réalités sociales depuis ses débuts photographiques en 2018. Avec une approche délicate, il déploie un travail d'assemblage et de reconstruction visuelle, offrant un portrait subtil des transformations urbaines et rurales en Chine, ainsi que des vies qui les traversent.
        L'artiste habite dans une « ville-dortoir » située à une cinquantaine de kilomètres du centre de Canton, à la lisière entre ville et campagne. Sa routine est simple : se lever, travailler, rentrer, marcher ou étudier, puis dormir. Une vie apparemment répétitive, mais qui devient, pour lui, une source d'inspiration constante. C'est dans son quartier, autour de son bureau, ou sur le chemin du travail, qu'il puise la matière de ses images, capturant avec acuité ces fragments à la fois ordinaires et singuliers du quotidien.

        Yan Jiacheng excelle à révéler la théâtralité latente dans des situations les plus banales. Son quartier est bordé, d'un côté, par une rivière, de l'autre, par des champs de blé. En raison de la forte densité de construction, les espaces publics se font rares. Le soir venu, les habitant·e·s se retrouvent pour marcher le long de la rivière. La rive se compose d'un côté d'un chemin cimenté aménagé sur d'anciens terrains boueux, de l'autre, d'un paysage rural à peine éclairé – un microcosme de la réalité du processus d'urbanisation chinois. Dans Night in the Suburbs, les personnages se tiennent sous des lampadaires, tels des projecteurs sur une scène, conférant une dramaturgie discrète à leur vie ordinaire.
        Pour lui, intervenir dans l'espace public par le biais de la marche est une manière pour les gens d'explorer le rayon de leur propre vie. Comme le souligne Michel de Certeau, la « marche » est l'un des modes premiers de production du quotidien. « La marche ouvre de nouveaux espaces [1], crée des légendes et des histoires, et soude le sens des numéros de rue et de l'architecture.[2] » En se déplaçant, les personnes brouillent les frontières de l'espace et créent leurs propres histoires.

        Grand amateur de flânerie, Yan aime aussi photographier les passants en mouvement. Son objectif reste tourné vers les « gens » – ces figures souvent invisibilisées du quotidien : employé·e·s de bureau, éboueurs·ses, livreur·se·s… Ses images sont des odes à ces gens ordinaires, un geste qui résonne avec la première partie de L'invention du quotidien : « Cet essai est dédié à l'homme ordinaire. Héro commun. Personnage disséminé. Marcheur innombrable. En invoquant, au seuil de mes récits, l'absent qui leur donne commencement et nécessité, je m'interroge sur le désir dont il figure l'impossible objet.[3] »
        Pour sa Long Picture Series, l'artiste se rend chaque année à la gare de Canton pendant la migration massive du Nouvel An lunaire pour photographier les travailleur·euse·s migrant·e·s. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas seulement le portrait, mais l'état de l'individu au sein de la collectivité. Les images, construites par juxtaposition horizontale de silhouettes, redonnent chair à ces anonymes souvent réduits à des chiffres. Il déploie également, en deux dimensions, la complexité du réel, rendant sensibles des scènes que notre regard avait appris à ne plus voir. Par cette réflexion constante sur le médium photographique, il dépasse les limites du cadre traditionnel du viseur et propose de nouvelles narrations visuelles.

        Les zones hybrides en mutation sont son terrain d'observation. Entre démolition et reconstruction, l'artiste saisit les ruptures du paysage suburbain. Dans Living in the Suburb, une maison encore debout le matin cesse d'exister le soir. Selon ses souvenirs, un jour, il traversait une colline éventrée, où ne subsistait plus qu'un tas de terre jaune sous ses pas. En se retournant, il a vu le sol sillonné de ses propres empreintes, de celles d'un animal et de l'ornière d'une pelleteuse. Les traces de l'humain, de la nature et de l'industrie se superposaient dans le même espace-temps à cet instant, formant un arrêt sur image métaphorique. Ce moment condense la réalité de l'expansion industrielle et du recul écologique dans le développement économique de Canton, tout en révélant la complexité des relations entre ces trois éléments.
        Dans les interstices entre les zones urbaines et rurales, la pratique de l'artiste fait écho au concept de « proximité » proposé par l'anthropologue chinois Xiang Biao. Selon lui, la société contemporaine est dominée par une « anxiété temporelle » où le temps abstrait comprime les liens entre les individus et l'espace, provoquant la disparition de cette proximité. Pour échapper à cette « tyrannie du temps », il est nécessaire de reconstruire la perception individuelle du lieu et de réancrer le quotidien. C'est précisément ce que propose Yan Jiacheng à travers sa photographie : en élaborant dans son propre environnement une anthropologie du vécu, une cartographie personnelle pour observer, résister et imaginer depuis son lieu de vie. Son travail nous rappelle aussi que chaque lieu, aussi marginal soit-il, recèle des histoires à raconter.


[1] Selon la théorie de Michel de Certeau, lorsqu'un individu s'engage dans un mouvement subjectif au sein d'un « lieu » (place), cela engendre la production d'un « espace » (space). Ainsi, les rues géométriques définies par l'urbanisme se transforment en espace sous les pas du marcheur.

[2] Wu Fei, « Spatial Practice and Poetic Resistance: On Michel de Certeau's theory of the practice of everyday life », Sociological Studies, n° 2, 2009, p. 177-199.

[3] Michel de Certeau, L'invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1980, p.11.
Night in the Suburbs

Yan Jiacheng, Night in the Suburbs, 2022- ©Yan Jiacheng, courtesy of the artist

Living in the Suburbs 1

Yan Jiacheng, Living in the Suburbs, 2022- ©Yan Jiacheng, courtesy of the artist

Living in the Suburbs 2

Yan Jiacheng, Living in the Suburbs, 2022- ©Yan Jiacheng, courtesy of the artist