DENG Qiwen

Fisheye Gallery, Sous les paupières closes — un cadavre exquis d'images

Fisheye Gallery, 19 rue Jouvène, 13200 Arles
7 juillet 2025 - 5 octobre 2025

Publié le 14 juillet 2025 dans l'Œil de la photographie


Si la réalité dépasse la déraison des songes, peut-on encore se fier à ce que l'on voit ?
        Du 7 juillet au 5 octobre 2025, la Fisheye Gallery investit son espace arlésien avec l'exposition collective Sous les paupières closes, réalisée sous le commissariat de Tess Druot et Anaïs Coudon, réunissant quatre artistes émergentes — Nyo Jinyong Lian, Eloïse Labarbe-Lafon, Rose Mihman et Anna Muller.
        À travers des pratiques mêlant photographie, peinture, collage et diverses formes visuelles, elles nous embarquent dans un voyage où se nouent réalité, mémoire, rêve et imagination. Leurs œuvres éveillent une sensibilité surréaliste contemporaine, surgissant dans les fissures entre visible et invisible, réel et fiction.
        En jouant avec l'illusion, tout en préservant le souffle du réel, leurs créations ouvrent un vaste terrain d'imaginaire où se matérialisent des mondes parallèles et réalités alternatives. Tel un cadavre exquis, l'exposition se compose des fragments de leurs univers, où chaque image semble convoquer la suivante, dans un dialogue sans fin.

        Le travail de la photographe chinoise Nyo Jinyong Lian oscille entre stabilité et effondrement. Dans une réalité fragile, ses images se font autant de points d'ancrage, des repères pour naviguer dans l'incertitude du monde. Inspirée du conte Les Habits neufs de l'empereur de Hans Christian Andersen, Lian incarne l'enfant qui ose dire tout haut ce que les adultes taisent, révélant, avec candeur et ironie, l'absurdité nue du réel. En construisant des fables visuelles, elle invite à revisiter notre perception du réel.
        Un regard énigmatique émanant d'innombrables mains en spirale, jusqu'à la jeune fille détendue qui taille un bouquet fait de ballons rouges… Les figures féminines sous l'objectif de Lian apparaissent à la fois détachées et impassibles, défiant toute appropriation. Dans Intrusion (2023), un mur rouge sang envahit le cadre. À travers une petite fenêtre en bois incrustée dans la paroi, un regard perçant nous fixe, telle une géante prête à sortir ses griffes. Cette présence irradie une force invisible qui fait vaciller toutes nos certitudes.

        Poursuivant cette quête, Eloïse Labarbe-Lafon, ancienne restauratrice de films et coloriste d'archives documentaires, navigue entre réalité, rêve et reconstruction narrative. Elle repeint à l'huile ses tirages argentiques en noir et blanc, au pinceau ou du bout des doigts, offrant un spectre inédit à la mémoire. Par ce geste manuel délicat, elle insuffle à ses images une matérialité vibrante, rendant son univers imaginaire presque palpable. On s'y laisse entraîner, happé au cœur du tourbillon d'illusions qu'elle déploie.
        Le processus de photographier, développer puis colorer se révèle pour l'artiste une expérience thérapeutique, surtout lorsqu'il s'agit d'autoportraits. Colorer ses images, c'est ouvrir un dialogue intime entre deux « moi » issus de temps différents, réveiller l'autre soi au frôlement des doigts, et combler par la couleur les vides intérieurs. Le noir et blanc, les tons pastel et les teintes vives s'entrelacent, laissant coexister plusieurs temporalités. Ces images oniriques, composent autant de contes réenchantés du réel que d'espaces intimes suspendus hors du temps.

        Chez Rose Mihman, dont le travail s'articule également autour de l'autoportrait, les photographies s'étendent telles de véritables toiles picturales, où l'anachronisme creuse davantage notre distance à la réalité. Collectionneuse d'objets anciens, elle se glisse dans la peau d'une voyageuse du temps, sortie tout droit de la Belle Époque rêvée, mais jamais figée. Sa « formule magique » réside dans l'alliance ingénieuse entre procédés numériques et argentiques, donnant vie à des images granuleuses où vêtements d'époque et langage corporel contemporain entrent en friction saisissante.
        Attachée aux « défauts » de la photographie, Mihman rejette délibérément les canons esthétiques traditionnels. Les figures troublantes, parfois violentes, qui peuplent ses images se font autant de provocations moqueuses à l'égard des normes établies qu'une déclaration radicale de la subjectivité féminine. On les imagine fredonnant, esquissant une danse baroque librement dans les interstices du temps.

        En contraste avec cette énergie expansive, les œuvres d'Anna Muller se veulent contemplatives et méditatives. Son esthétique puise à la fois dans la rigueur russe, le minimalisme japonais et une formation photographique française, traduisant une intuition profondément multiculturelle. Composés de photographies, de tableaux et d'images de mode, ses collages privilégient la ligne et la couleur, déployant une structure équilibrée qui invite à une expérience visuelle aérienne et harmonieuse.
        Sa réutilisation d'images tirées de magazines oubliés a façonné non seulement son langage visuel singulier, mais constitue aussi une réflexion critique sur l'ère de la surabondance d'images. Par la recomposition de ces matériaux, Muller tisse un lien raffiné entre photographie, arts plastiques et mode, estompant les frontières entre ces disciplines pour faire émerger une esthétique poétique où l'humain et la nature s'imbriquent.

        Quatre artistes, quatre voix, quatre univers. Le regard féminin se décline ici à l'infini : perçant, introspectif, scrutateur, contemplatif. Sous les paupières closes, la vision ne s'éteint pas. L'œil de l'artiste devient obturateur transperçant le réel : à l'instant de la fermeture, le visible se mue en matériau imaginaire et renaît sous forme d'image.
        À l'heure où les chimères d'hier deviennent la réalité d'aujourd'hui, le surréalisme photographique contemporain ne se contente plus de s'adresser seulement au subconscient et aux rêves. Dans cet univers où réel et virtuel se confondent, les artistes développent des stratégies teintées d'humour, de légèreté et de jeu. Leurs créations explorent de nouvelles zones intermédiaires, incarnant un éclectisme subtil face à la dureté du réel, une riposte douce, mais déterminée.
        Entre familiarité et étrangeté, extase et mélancolie, l'exposition s'ouvre comme un quatuor onirique féminin, un poème d'images envoûtant. Elle se fait une réponse collective à une réalité devenue absurde et fantasmagorique, offrant un regard sensible et résolu face à ce monde déconcertant.
FISHEYE_JYL_ Intrusion_2023

Nyo Jinyong Lian, Intrusion, 2023 © Nyo Jinyong Lian. Courtesy of the artist and Fisheye Gallery

FISHEYE_ELL_Diane_Luna_IV_2023

Eloïse Labarbe-Lafon, Diane & Luna IV, 2023 © Eloïse Labarbe-Lafon. Courtesy of the artist and Fisheye Gallery

FISHEYE_RM_Le garçon au bonnet d'âne_2023

Rose Mihman, Le garçon au bonnet d'âne, 2023 © Rose Mihman. Courtesy of the artist and Fisheye Gallery

FISHEYE_AM_Connection_2024

Anna Muller, Connection, 2024 © Anna Muller. Courtesy of the artist and Fisheye Gallery